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Titel
Coutumes et libertés.


Autor(en)
Poudret, Jean-François
Erschienen
Lausanne 2009: Bibliothèque historique vaudoise
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Jean-Daniel Morerod

La retraite atteint aussi les grands professeurs. Brusquement prend fin un enseignement qui durait depuis des dizaines d’années et donnait un air de famille – intellectuel bien sûr, mais moral aussi un peu – à tant d’anciens étudiants et étudiantes de telle ou telle faculté. C’était le cas des juristes formés à Lausanne avant 1999, durant les trente-sept années où Jean-François Poudret y a enseigné.

Lorsque la retraite intervient, bien des étudiants et des collègues espèrent que le professeur, libéré de toute tâche, va faire passer dans un livre tout ce qu’il disait, en quelque sorte se transformer en livre. Puis, si les années s’écoulent et que rien n’arrive de marquant – c’est d’ordinaire le cas –, lentement, dans l’esprit de ses anciens élèves vieillissants, le maître ne se distingue plus aussi nettement d’autres enseignants plus pittoresques que marquants. Tout devient anecdote. Plus tard encore, ceux des professeurs dont l’ascendant était avant tout verbal se fondent dans l’anonymat prosopographique des histoires d’université.

Au moment de la retraite, l’oeuvre écrite de Jean-François Poudret était déjà trop importante pour que l’oubli le menace. C’est pourtant lui qui a su se transformer en livres ou plutôt qui a su transformer en livres le médiéviste et l’historien du droit qu’il était entre autres, car on sait l’ampleur de son oeuvre comme spécialiste de la procédure suisse ou de l’arbitrage international. Coutumes et coutumiers a été achevé en moins d’une décennie (1998–2006) et comporte 3600 pages! Une entreprise qui a attiré l’attention de la presse, ce qui n’est pas fréquent pour une oeuvre académique: La Liberté en avait salué les débuts, L’Hebdo1 et la NZZ2 l’achèvement. Maintenant paraît sous le titre volontairement voisin de Coutumes et libertés un choix d’articles particulièrement topiques, parus ces quarante dernières années; le choix permet de suivre la construction d’une réflexion historique et il est enrichi d’une étude inédite sur une enquête coutumière, le type de sources dont l’auteur aura tiré le plus de renseignements essentiels durant sa carrière. Depuis le début, son oeuvre a patiemment répondu à des questions fondamentales, en y revenant souvent, mais chaque fois avec un peu plus de pénétration: comment la coutume se transmet-elle, se prouve-t-elle, se rédige-t-elle? Qui en sont les dépositaires et quel «dialogue» se noue entre la coutume et ceux qui l’abritent dans leur mémoire? Comment passer du constat de la diversité des coutumes à une compréhension des mécanismes sociaux médiévaux, du système qu’ils formaient et des représentations qu’on s’en faisait? Ces questionnements confluent dans une histoire en quelque sorte anthropologique des formes locales de la liberté médiévale.

Ces ouvrages récents permettent d’entrevoir les raisons d’être et les moyens d’une oeuvre scientifique: la confiance dans l’apport vivifiant de l’histoire du droit à la pratique du droit positif, des dossiers scientifiques alimentés pendant plus d’un demi-siècle et tenus à jour avec la discipline de l’avocat que Jean-François Poudret était aussi, l’aide de collaborateurs qui sont de remarquables médiévistes3; au goût d’entreprendre maintenu jusqu’à l’achèvement, il faut ajouter la maîtrise de ses propres démons comme en témoignent sa contribution à Ego-histoires. Ecrire l’histoire en Suisse romande, paru en 2003, et le fait même qu’il ait livré un texte pour cette entreprise autobiographique qui a fait peur à plus d’un historien. Il est d’ailleurs heureux que ce texte soit repris ici et aide à faire l’histoire d’une discipline à travers celle de l’un de ses grands serviteurs.

Conclusions d’un enseignement, les volumes de Coutumes et libertés et Coutumes et Coutumiers sont aussi la conclusion d’une époque où l’histoire du droit était très majoritairement celle du droit médiéval. En filigrane, à travers celle de la coutume comme source de solutions locales, se dessine une histoire de l’identité, identité que le Moyen Age, plus qu’une autre période, aurait forgée. La discipline académique et le souci identitaire sont un héritage de l’Allemagne de la première moitié du XIXe siècle, comme presque tout dans l’université classique.

Qu’en fera l’université de demain, qui s’annonce tout autre que la classique et ne cherche plus guère ses réponses dans le passé? Que restera-t-il demain de l’histoire du droit, du droit romain, de l’épigraphie antique, de la philologie classique, des sciences auxiliaires de l’histoire, de la linguistique romane, des littératures médiévales? La réponse n’est sans doute pas aussi simple qu’elle en a l’air. Néanmoins, la mutation actuelle des savoirs scolaires et le souci d’une formation universitaire plus directement utilitaire rendent le destin de ces disciplines bien aléatoires. Survivront-elles et où? Il est très possible que, dans un futur proche, ce ne soient plus des champs d’études fréquentés par les étudiants et que les chercheurs s’y intéressent surtout pour mesurer leur importance passée, intellectuelle et sociologique: l’équivalent académique des bassins miniers en quelque sorte. Les monuments élevés par Jean-François Poudret à l’histoire du droit médiéval romand en maintiendront l’accès ouvert et aideront au moins, le moment venu, à mesurer l’importance qu’avait au XXe siècle ce savoir universitaire. Si l’avenir de cette discipline se révèle à la longue moins cruel qu’on peut le craindre, on l’y retrouvera intacte, comme une princesse de conte, à peine ensommeillée.

Longtemps l’histoire ne savait pas servir le présent. «C’est de la démission» lançait René Rémond aux historiens qui s’arrêtaient juste avant leur propre époque4; et Rémy Scheurer, voilà dix ans seulement, pouvait encore déplorer que les historiens abandonnent l’époque contemporaine à d’autres sciences humaines5. Il y a encore une génération, les programmes universitaires d’histoire laissaient d’ailleurs une marge prudente d’un demi-siècle, voire plus, entre les sujets de cours et le temps présent … En peu d’années, tout a basculé vers le présent et le mouvement n’est certes pas à son terme. Quoi qu’il en soit, les moyens techniques et critiques d’accéder au passé sont plus menacés que l’intérêt pour ce même passé. C’est là que des oeuvres comme celle de Jean-François Poudret pourraient devenir des intermédiaires nécessaires entre les sociétés médiévales et les intellectuels de demain: conservatoires ou banques de données – consultables sans guide, a-t-on l’espoir, au vu des qualités didactiques déployées ici –, matériaux critiques pour l’approche des sociétés médiévales, moyens d’une sorte d’ethnologie, qui sera peutêtre la nouvelle façon, non érudite, d’interroger le passé.

1 L’Hebdo du 25 janvier 2007: «Quand les coutumiers régissaient la vie des Romands».
2 La Neue Zürcher Zeitung du 22 mai 2007: «Die Vielfalt der sogenannten Romandie. Ein monumentales Werk von Jean-François Poudret».
3 Marie-Ange Vallazza Tricarico, Clémence Thévenaz Modestin pour ne nommer que les plus récents.
4 Le Monde du 17 avril 2007.
5 «Histoire et politique», table ronde publiée dans Irène Herrmann et Corinne Walker (dir.), La mémoire de 1798 en Suisse romande, Lausanne, Pour Mémoire, 2001, p. 36.

Citation:
Jean-Daniel Morerod: compte rendu de: Jean-François Poudret: Coutumes et libertés. Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, vol. 133, et Dijon, Mémoires de la Société pour l’Histoire du Droit et des Institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 2009. Première publication dans: Revue Suisse d’Histoire, Vol. 60 Nr. 2, 2010, p. 263-265.

Redaktion
Veröffentlicht am
10.02.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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